Un passage intèressant sur les GEMs dans le livre "La révolte de la psychiatrie"

Publié en février 2020 Par Rachel Knaebel et Mathieu Belllhacem.


L’« équation impossible » des groupes d’entraide mutuelle (Gem)

Les membres d’Humapsy suivis à Reims semblent quant à eux n’avoir rien à redire des soins pratiqués au Centre Antonin-Artaud. « Parfois, des parents déménagent dans ce secteur pour que leurs proches puissent être soignés ici », témoigne même Matthieu. Mais ils craignent que cela ne dure pas, que les clubs, les AG et les espaces de discussion et de négociation ne disparaissent, lentement ou rapidement, quand partira le médecin qui porte actuellement le centre, Patrick Chemla. Pour que cela tienne, ils comptent sur les soignants, mais aussi sur eux-mêmes, les soignés.
Nous en discutons autour d’un café dans la cour d’une maisonnette du centre de Reims, un jeudi de juin 2019. C’est le local de leur « groupe d’entraide mutuelle » (Gem). Créés par la loi du 11 février 2005 (pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées), les Gem sont des associations dédiées aux personnes présentant des troubles psychiques a. Ils se veulent un outil d’insertion dans la cité, de lutte contre l’isolement et de prévention de l’exclusion sociale, et disposent d’une subvention de leur agence régionale de santé, plafonnée à environ 79 000 euros par an (en 2018 ; la subvention était plus faible auparavant). En général, cet argent permet à peine de louer un local et d’embaucher deux animateurs à mi-temps, payés au Smic. Ces salariés, qui ne sont pas membres de l’association, sont chargés de la gestion et de l’organisation d’activités. Les Gem ne sont pas liés à un service hospitalier et n’accueillent pas les soignants, au contraire des clubs thérapeutiques [12].
C’est différent à Reims : la confiance régnant au sein du Centre Artaud est telle qu’à la création du Gem les patients ont demandé que les soignants puissent aussi en faire partie. Le jeudi après-midi, ceux-ci étant en réunion, les patients ont la maisonnette pour eux seuls. Ils y viennent se rencontrer, boire un café, ou même faire une lessive. « Moi, je compte beaucoup sur le Gem pour la suite », confie Fred, un des fondateurs d’Humapsy et patient au Centre Artaud, qui s’inquiète : « Dans le cas où le groupement hospitalier universitaire (GHU) récupère le secteur psychiatrique d’ici, tout cela – les clubs thérapeutiques, les assemblées générales avec des soignants qui passent des heures à discuter – ne va pas intéresser beaucoup sa direction et risque d’être mis à mal. Avant que ça ne se produise, j’aimerais qu’on informe les patients, que nous allions les rencontrer dans les services pour leur dire que le Gem existe. Si la salle d’accueil fermait, le Gem restera. Or, la salle d’accueil, aujourd’hui, c’est le creuset : des gens y passent la journée, c’est un besoin. » Fred veut aussi mieux informer les patients sur leur faculté de définir des directives anticipées, indiquant par exemple quels traitements ils ne veulent pas prendre même en cas de crise, et désignant une personne de confiance, qui peut être un membre du Gem et qui sera consultée dans le cas où eux-mêmes seraient hors d’état d’exprimer leur volonté.
En 2019, il existait environ cinq cents Gem à travers la France. Certains sont de véritables lieux collectifs et d’autogestion. Mais pas tous, selon Jean-Jacques Pierron, lui-même « gemmeur » (membre d’un Gem) à Montpellier. En 2018, il a entrepris un tour de France des Gem : « En principe, les Gem sont gérés entièrement pas les usagers-adhérents, et les animateurs sont là pour faire le lien avec l’extérieur. Malheureusement, ce sont souvent les animateurs qui gèrent tout, a-t‑il constaté. Dans mon Gem, il y a vraiment un esprit d’entraide entre adhérents. Mais il ne faut pas que les Gem deviennent seulement un lieu occupationnel pour gens fragiles [13]. » À Libourne, Jean-Jacques Pierron a été hébergé chez le président du Gem lui-même : « Dans ce Gem, il y a une véritable cohésion et des liens se sont tissés avec d’autres associations à l’extérieur, qui n’ont rien à voir avec la psychiatrie. »
Chaque année, quelques Gem de France se joignent aux clubs thérapeutiques au grand forum interclubs. Des centaines de soignés et soignants des clubs, ainsi que des adhérents de Gem, y échangent sur leurs activités, leurs difficultés, les journaux et radios qu’ils ont montés ou sur les pratiques démocratiques en leur sein : comment vote-t‑on, comment le fait d’avoir une voix fait partie du soin. En 2019, lors de la rencontre qui avait lieu à Villiers-sur-Marne, le gemmeur de Montpellier Jean-Jacques Pierron y a fait la connaissance des membres des clubs thérapeutiques parisiens, des cliniques de psychothérapie institutionnelle de La Borde, La Saumery et La Chesnaie. Des psychologues récemment retraités y échangent alors aussi avec des jeunes animateurs de Gem, comme Benjamin, qui travaille dans un groupe d’entraide en région parisienne et affiche une position ambivalente sur le dispositif : tout en critiquant la précarité financière de ces structures, il loue leur prodigieux potentiel démocratique. « Des médecins parlent à leurs patients de la possibilité d’aller au Gem quand ils sortent d’une hospitalisation, mais les gens peuvent aussi venir d’eux-mêmes, nous explique-t‑il. Car si les Gem ont été a priori créés pour des personnes avec un passé psychiatrique, dans les faits, c’est assez libre. Certaines associations font un entretien à l’entrée, mais pas nous. Nous ne demandons pas leurs papiers aux personnes qui se présentent, certaines n’ont pas donné leur vrai nom en arrivant [14]. » La loi qui a créé les Gem ne stipule pas en effet qu’il faudrait une prescription médicale ou une notification spécifique pour en devenir membre.
Dans celui où travaille Benjamin, quelque soixante adhérents viennent au moins une fois par mois, dont environ trente sont là régulièrement, actifs et investis : « Les Gem sont avant tout des associations, précise-t‑il. Le cadre de l’association, en soi, est subversif. Pour nos adhérents, ce cadre fait beaucoup de bien. Tous les membres du bureau et du conseil d’administration sont des adhérents du Gem. Nous sommes en fait une association d’expérimentation démocratique. Bien sûr, c’est une fable de dire que tous les Gem sont autogérés. L’association est cogérée par les animateurs et le CA. C’est un travail de construction permanent entre nous, beaucoup de membres ayant été auparavant habitués à être infantilisés, à ce qu’on ne leur demande pas leur avis. Au final, les Gem sont donc une des rares structures qui mettent au travail la question de l’accueil, et en cela elles sont éminemment subversives. Ils n’ont pas peur de mettre les adhérents dans des positions de pouvoir. » Dans le Gem de Benjamin, le CA a déjà pris des décisions avec lesquelles lui, salarié, n’était pas d’accord, comme de renvoyer un membre pour une semaine suite à des dérapages. « Mais c’était la décision des membres du CA, elle s’imposait à moi. La question, c’est comment travaillons-nous la décision qui est prise, quelle qu’elle soit. Au Gem, la hiérarchie existe, mais elle est toujours questionnée. On a le droit d’essayer, de rater et de recommencer. Nous nous trouvons vraiment dans une brèche. »
Dans le groupe d’entraide mutuelle de Benjamin, les membres peuvent faire du théâtre avec un metteur en scène professionnel, du yoga avec une professeure extérieure, de la chorale, des ateliers d’écriture… Ils ont aussi monté une radio et cultivent un potager. Pour autant, ce n’est pas un éden d’antipsychiatrie harmonieuse. D’autant que la subvention de l’agence régionale de santé, loin de financer toutes ces activités, suffit souvent à peine pour payer un local et deux Smic à mi-temps et qu’elle ne varie pas en fonction du nombre de membres des Gem, qu’ils soient dix ou quatre-vingts. « Et deux animateurs à mi-temps, ajoute Benjamin, c’est déjà trop peu, car nous sommes ouverts cinquante heures par semaine ! » Animateurs et membres doivent donc chercher de l’argent ailleurs, auprès de la Caisse primaire d’assurance maladie ou des fonds pour la politique de la ville. Mais aucune de ces subventions supplémentaires n’est pérenne et, chaque année, il faut renouveler les demandes, déposer de nouveaux dossiers.
Un groupe d’animateurs de Gem en région parisienne tente d’alerter depuis plusieurs années sur leur précarité, eux comme salariés sous-payés, et celle des membres, qui survivent la plupart du temps avec une allocation adulte handicapé ou le RSA. Les Gem représentent à bien des égards une « équation impossible », critiquent-ils [15]. La loi qui les a créés s’inspire des clubs thérapeutiques, mais sans leur donner les mêmes moyens. Car un club thérapeutique est lié à un hôpital, à un secteur, avec du temps de travail de soignants, de psychologues, d’infirmiers… Les Gem sont développés, sous l’impulsion des agences régionales de santé, au moment où les clubs thérapeutiques sont mis à mal dans les secteurs de psychiatrie, en particulier au sein des nouveaux GHT et GHU (voir chapitre 4). « Les Gem ne peuvent remplacer l’importance du travail effectué dans de nombreuses unités intra-hospitalières, CMP, hôpitaux de jour, CATTP… Les GEM ne peuvent pas remplacer non plus le travail des services médico-sociaux et des services sociaux », alertait le groupe d’animateurs en 2019.
« Deux choses se passent en parallèle : d’un côté, des fermetures de lits, des séjours à l’hôpital de plus en plus courts, un système hospitalier démissionnaire ; et, de l’autre, on multiplie des structures associatives comme des petits pains, analyse Benjamin. Les Gem ne sont pas qualifiés de “structures médico-sociales”, sinon, ils devraient recevoir beaucoup plus d’argent. La multiplication des Gem a à voir avec la baisse des dotations du service public de santé. Dans notre Gem, sur les trente personnes qui sont là souvent, beaucoup auraient besoin d’un véritable suivi soignant médical. Mais parce qu’elles ont été maltraitées à l’hôpital, elles préfèrent le Gem. Ici, on a le droit de ne rien faire, le droit de venir sans qu’on leur demande leurs papiers. Les Gem, c’est important que cela existe à l’extérieur de l’hôpital : des gens n’iront pas à l’hôpital mais viennent au Gem, car c’est beaucoup plus libre. Mais cela ne peut marcher que s’il y a aussi un hôpital qui marche. » Finalement, le dispositif du Gem se retrouve au cœur même de la contradiction qui étouffe toujours plus la psychiatrie, celle de politiques publiques qui veulent supprimer des lits hospitaliers sans donner de véritables moyens financiers et humains pour des accompagnements et des modes de soins alternatifs ; de politiques publiques qui disent lutter contre l’exclusion sociale tout en poussant à la précarité. Les Gem peuvent représenter de riches espaces d’échanges, de liberté, d’expérimentation collective, mais le manque criant de moyens risque fort d’avoir raison de ces élans. Comment attendre des groupes d’entraide, de leurs mémoires et de leurs animateurs qu’ils mènent à bien de telles ambitions quand il s’agit pour eux de chercher toujours les sommes manquantes pour payer le loyer, financer les activités, joindre les deux bouts à la fin du mois ?
En Seine-Saint-Denis, des travailleurs de Gem ont fait le constat d’une « foule de personnes à l’abandon » qui arrivent dans les groupes [16]. Aux troubles psychiques s’adjoignent les problèmes d’accès aux aides sociales, de papiers, de pauvreté… Dans une situation où « la “continuité des soins” chère à Lucien Bonnafé semble s’être heurtée à une rupture entre les champs du sanitaire (urgences, unités d’hospitalisation, CMP, hôpitaux de jour, CATTP…) et ceux du médico-social et du social [17] », les Gem et leur principe d’accueil ouvert et sans conditions doivent faire face à la fois aux besoins d’accompagnement psychique, à l’urgence sociale et à l’ambition d’être des lieux autogérés par et pour leurs membres. Au sein de ce qu’ils ont appelé « La Trame », ces travailleurs de Gem ont repris à leur compte le projet désaliéniste de Bonnafé, Tosquelles et Oury, « en tentant de construire savoir et savoir-faire communs avec les personnes qui peuplent les Gem de ce territoire [18] », emportant aussi avec eux Frantz Fanon et Giorgio Agamben pour « penser le croisement des problématiques cliniques et politiques dans un contexte postcolonial, en particulier les questions liées à l’ostracisme qui frappe une partie de la population du 93 ». Depuis leur local à Saint-Denis, avec tout cela sous le bras, avec les membres des Gem du département, ils comptent bien résoudre l’impossible équation : tenir ensemble à la fois l’accueil inconditionnel et la « possibilité d’un espace d’expression et de prise de responsabilité des personnes qui investissent tous ces lieux ». N’est-ce pas le sens même de la demande qui s’adresse à la psychiatrie ? Pouvoir y être accueilli sans être enfermé, pouvoir y être accompagné sans être tu.